05/06/2018

Les mots, l’esprit, le corps

Il faut apprendre à être touché par la beauté, par un geste, un souffle, pas seulement par ce qui est dit et dans quelle langue…

– Pina Bausch

Comment la danse m’a fait réfléchir au métier de traductrice publicitaire

La langue nous façonne. Et nous la façonnons à notre tour. Dès la naissance, nous apprenons à nous dire, à nous inventer. Raconter des histoires, ça peut être une question de survie. Parlez-en à Shéhérazade. La langue est un code, un lien social et un outil d’évocation. Malgré cela, les mots n’arrivent pas toujours à exprimer nos intentions. La langue a ses limites, surtout en contexte artistique.

Stupeur et mouvements

Quand l’artiste Jonathan Young a cherché les mots pour décrire le sentiment qui l’habitait après avoir vécu une tragédie, il s’est buté aux limites de sa langue maternelle. Il n’a pas trouvé en anglais d’équivalent au terme allemand Betroffenheit, qui désigne l’état de choc, un silence à la fois fertile et paralysant, dans lequel le corps et l’esprit sont plongés après une catastrophe. Il avait un problème d’adaptation publicitaire difficile à rendre.

Young a donc voulu aller au-delà des mots. Pour transcender sa souffrance et traduire l’indicible, l’acteur et dramaturge a fait appel à la chorégraphe Crystal Pite. Ensemble, ils ont créé un spectacle où écritures théâtrale et chorégraphique se côtoient. Dans Betroffenheit*, cette «stupeur paralysante» montre un protagoniste seul dans son monde, tiraillé par plusieurs voix. Ici, le langage outrepasse les mots et les corps se mettent au service du récit.

Ainsi, passer de la parole aux gestes peut s’avérer extrêmement libérateur. Inversement, le pragmatisme de la langue peut aussi servir de ciment social.

La langue du marketing, une affaire de compromis

Dans le domaine publicitaire, c’est connu, la terminologie usuelle fait la part belle aux anglicismes. Que ce soit dans les présentations client ou dans les offres de services, nous avons abondamment recours aux insight, rationale, briefing, et autre alternative; des termes n’ayant pas la même résonnance en français. Certes, ces mots ont leurs équivalents officiels dans la langue de Tremblay, mais nous aurions l’air plutôt ringards de les utiliser entre collègues et même avec des clients. Ça briserait le sentiment d’appartenance.

Car la langue est affaire de séduction. Chacun souhaite se faire comprendre du plus grand nombre. Et la majorité s’anglicise. Ici comme ailleurs. En dépit d’efforts louables de l’Office québécois de langue française, notre vocabulaire est de plus en plus truffé d’emprunts à l’anglais, notamment lorsque nous parlons de nouvelles technologies. Rendre back-end developer par «développeur d’applications dorsales»… ce n’est pas particulièrement vendeur. Et c’est l’usage qui a toujours le dernier mot.

Certains verront dans les anglicismes et les emprunts lexicaux un appauvrissement du français. D’autres parleront d’une évolution inéluctable de la langue. Une chose est sûre, c’est que la rectitude langagière n’a pas sa place en pub. Il faut plutôt faire preuve de beaucoup de souplesse.

L’adaptation, ça se soigne!

À l’instar de l’œuvre de Young, l’adaptation publicitaire (ou transcréation) doit s’opérer en finesse. Comme on s’adresse au cœur et à l’imaginaire du public, on ne peut faire fi de ses référents historiques et culturels. Transposer un message d’une langue à une autre n’est pas aussi simple qu’il y paraît. On n’a qu’à penser à ces exemples d’adaptations ratées qui, outre leur fort potentiel humoristique, peuvent sérieusement ternir la réputation d’une marque. Broyez-vous ce que je veux dire?

Donc, le grand défi consiste à s’éloigner de la traduction littérale pour se rapprocher de l’essence du message. Faire en sorte que les mots soient aussi porteurs dans la langue d’arrivée que dans celle de départ. L’art de l’adaptation n’est ni plus ni moins qu’une réécriture. En publicité, comme dans certaines formes d’art, on veut créer des images évocatrices, faire appel à l’inconscient, jouer avec la psyché humaine. Traduire, c’est «faire passer d’un lieu à un autre». Il doit donc y avoir mouvement, transposition.

Qu’elle serve à nous rassembler ou à raconter une histoire, la langue, toujours, se métaphore et se métamorphose.

* Salué par la critique internationale, le spectacle Betroffenheit terminera sa tournée mondiale au FTA à Montréal les 5, 6 et 7 juin.

Article originalement publié dans Infopresse.

Photo: Betroffenheit

Julie Houle
Julie Houle
Traductrice, Réviseur
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